Variations Ă©picĂšnes # Chaumont 

DĂ©ploiement 

La premiĂšre exposition Variations Ă©picĂšnes (septembre 2020) rĂ©pondait Ă  une demande de la MABA (Maison d'Art Bernard Anthonioz) : penser une exposition collective de graphistes femmes. Elle s’articulait autour de deux trames principales : sept projets aux genres graphiques variĂ©s articulĂ©s dans sept salles et rĂ©vĂ©lant le travail de recherches, consĂ©quent et singulier, de sept graphistes. Une deuxiĂšme trame rassemblait d’autres projets rĂ©unis dans un cabinet de documentation, antichambre de l’exposition ou fabrique de l’histoire. 

Au Centre International du Graphisme, forteresse de la discipline, il s’agit de dĂ©ployer sur son plateau, un ensemble de projets graphiques conçus par des graphistes françaises. Un ensemble gĂ©nĂ©reux, assumant sa densitĂ© et tĂ©moignant de la contribution de ces graphistes Ă  la culture et Ă  la sociĂ©tĂ© française. La liste de graphistes a Ă©tĂ© augmentĂ©e, elle est consĂ©quente et loin d’ĂȘtre exhaustive. La liste assume le dĂ©bordement. Elle tend Ă  devenir vertigineuse, comme une colonne sans fin, un monument indisciplinĂ©, oĂč l’index - dans les livres, l’index renvoyant Ă  des noms de femmes est toujours en-deçà du rĂ©el- serait un annuaire mouvant, qu’on ne peut contenir. 

Martha Scotford, historienne amĂ©ricaine du design graphique, dans un texte de 1994 - on sera toujours en retard-, mentionne que l’histoire du design graphique pour traiter de la question des femmes peut avoir une approche « messy », bordĂ©lique. Et pour cause, depuis des dĂ©cennies, elles ont peu intĂ©grĂ© les rangs et les lignes de l’histoire et des expositions. 

Parer 

Un habillage visuel, un emballage sĂ©duisant, une surface de protection, une identitĂ© variable, un art au service de
, un genre mineur, un substrat dĂ©coratif 
. : au quotidien, le design graphique se heurte aux qualificatifs pĂ©joratifs et aux dĂ©finitions imprĂ©cises. C’est peut-ĂȘtre pour cette raison que Cassandre (1901-1968) avait choisi un nom de scĂšne (graphique) Ă©picĂšne, aux accents dramatiques, qui prĂ©sageait les tourments et les difficultĂ©s. Un·e graphiste prend des coups. Iel dĂ©fend vaille que vaille sa composition pour que celle-ci Ă©merge dans une sociĂ©tĂ© du spectacle ultra formatĂ©e, verrouillante, oĂč une mĂ©canique marketing a tout intĂ©rĂȘt Ă  ce qu’un.e graphiste pense peu, qu’iel dĂ©pense moins. 

Tous les projets prĂ©sentĂ©s ici (rĂ©els ou provoquĂ©s pour l’exposition) ont un lien ineffable : chacun est un « cheval de Troie », un objet graphique oĂč la graphiste a poussĂ© sa grammaire, son vocabulaire, ses « matĂ©riaux bruts », souvent sur un territoire quelque peu hostile, au mieux indiffĂ©rent. OĂč, elle a enveloppĂ© ses convictions, des ambitions et ses utopies. Rien de spectaculaire, le presque rien de la force inhĂ©rente au partage du sensible. En cela, chacun de ses objets mĂ©rite une attention particuliĂšre. L’exposition permet un espace de repli, un temps de concentration que l’on propose de passer avec ces objets de design graphique. Lire, comprendre, considĂ©rer sont au cƓur de l’installation scĂ©nographique, confiĂ©e Ă  Pernelle Poyet.

Contrer

Les expositions collectives, exclusives de femmes sont un non-sens. Une crĂ©ation au fĂ©minin, spĂ©cifique, n’a jamais fait ses preuves. Et encore moins en design graphique, oĂč contextes de commandes, diffusion publique, travail en collectif font Ă©clater toute caractĂ©ristique intrinsĂšque. Ces expositions sont problĂ©matiques pour les artistes femmes depuis la fin du 19 siĂšcle. Elles ponctuent malgrĂ© tout, notre histoire oublieuse. Elles sont, malgrĂ© tout, nĂ©cessaires. Sur leur temps d’existence, elles reçoivent - Ă  juste titre- beaucoup de critiques, mais aprĂšs coups, elles s’avĂšrent ĂȘtre de prĂ©cieux outils -des outils contraints, mais libĂ©rateurs-, des sources de documentation, des ouvertures sur des crĂ©ations ou des questionnements peu, mal ou in-connus. Elles permettent d’élargir l’éventail des connaissances et de rĂ©duire le gouffre de la disparition qui aspire le travail des autrices. Il faut inventer et entretenir la parade : comment retenir le design graphique de son enfouissement, de sa disparition ? Comment faire en sorte que les objets des graphistes ne restent pas silencieux, qu’ils nous parlent de la sociĂ©tĂ© qu’ils activent, de leur processus Ă  l’Ɠuvre?

Qu’éprouva l’affichiste Jane AtchĂ© (1872-1937) quand elle vit, en 1896, le premier tirage de son affiche pour le papier Ă  cigarette Job ? Qu’enfermait Claudette Duparc (dates ?) quand elle engrillagea l’ombre d’une femme sur la couverture du Lys Rouge d’Anatole France pour le Club Français du livre en 1955 ? Que mit en place en 1959, Sylvie Joubert (1923? - 1973?) quand son studio prit l’unique nom « Atelier Joubert » et ne fut plus accolĂ© Ă  celui de Cassandre ? 

Nous pouvons faire des suppositions, relier des arguments, mais les archives manquent pour que les rĂ©ponses soient assurĂ©es. Face Ă  ces graphistes du siĂšcle passĂ©, si proches, l’historien·ne se retrouve dĂ©muni·e, dans une position qu’explicite Arlettte Farge face Ă  l’archive des femmes : « la retrouver comme on recueille une espĂšce perdue, une flore inconnue, en tracer le portrait comme on rĂ©pare un oubli, en livrer la trace comme on exhibe une morte ». Pour que l’histoire de la discipline ne soit pas hantĂ©e par autant de dossiers Jane Doe, d’enquĂȘtes impossibles, la logique des expositions Variations ÉpicĂšnes Ă©voque l’importance pour ces graphistes et les institutions d’une prise de conscience, de protĂ©ger et de documenter leur travail. 

Une parade, en nombre, bigarrĂ©e, dĂ©sordonnĂ©e, pour cette 30e Ă©dition. 

Une action momentanĂ©ment collective : toutes ces graphistes, ensemble. 


L'exposition Parade est soutenue par la Caisse d'Épargne Grand Est Europe